Mon 25 avril au Portugal, par Françoise MASSA (rencontre du 25 04 2013)

MON 25 AVRIL AU PORTUGAL
Quand ? Où? Pourquoi?
par Françoise MASSA

Nous nous sommes trouvés au Portugal alors qu'allait se jouer le sort de la démocratie. Jean-Michel invité par le professeur Jacinto do Prado Coelho, de l'Université Classique Lisbonne, moi-même je tentais de terminer ma thèse 3ème cycle ce qui jusqu'alors, entre les cours et les enfants petits, n'avait pas été très commode. Nous nous étions installé à la rentrée 1973/74, dans un appartement de la rua das Janelas Verdes près du Musée d'Art Ancien, à deux pas d'une caserne de la GNR.
Rien en ces derniers mois de l'année 1973 ne laissait présager le bouleversement qui allait se produire quelques mois plus tard, dans cet heureux printemps de 1974.

Le Portugal avant le 25 avril
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Les rues étaient calmes, aucun attroupement ; la PIDE veillait et les Portugais avaient pris l'habitude depuis de nombreuses années d'éviter se regrouper, ne serait-ce que pour bavarder entre amis sur le trottoir.
Dans les kiosques on ne trouvait toujours pas de journaux ni revues étrangères, censées subversives. Seul de temps en par une aberration, un oubli la censure on y découvrait un Figaro ou un Match. Nous y étions habitués depuis des années ; les ciseaux des censeurs faisaient leur office et si nous voulions des nouvelles il fallait s'informer ailleurs.

Cependant la mauvaise situation économique que connaissait le Portugal n'échappait à personne. Même si le pays était mal informé à cause de la censure et du manque liberté, on se rendait compte pourtant que l'inflation galopait, les salaires ne suivaient plus. A cela s'ajoutait le choc pétrolier de 73. L'essence était rare et chère et les queues aux pompes étaient fréquentes.
Les conditions économiques au Portugal s'étaient beaucoup dégradées depuis 1970. Et, dès la fin des années soixante, nombre de Portugais avaient déjà fait le salto pour passer clandestinement les frontières et trouver du travail ailleurs. Ce qui nous avait conduit à l'université de Rennes à créer des cours du soir de portugais. Cela nous semblait nécessaire pour familiariser avec cette langue les personnes qui étaient en contact avec les Portugais qui arrivaient en grand nombre, sans maîtriser le français bien évidemment . Ils avaient besoin de se loger, de trouver du travail, de se soigner...Il leur fallait de l'aide. Mais ceci est une autre histoire.

La guerre coloniale qui s'éternisait soulevait aussi de plus en plus d'opposition. On était las d'une guerre qui durait depuis 13 ans sans qu'on en voit la fin. L'opinion internationale critiquait la politique suivie par le régime, politique qui ne menait à rien. La lassitude s'était installée depuis plusieurs mois chez les officiers des Forces Armées. Tabler sur la répression et la guerre pour maintenir les territoires d'Outremer dans le giron du Portugal était irréaliste sans doute mais c'était la politique défendue à l'époque par le régime en place. L'insurrection dans les colonies avait commencé au début des années soixante avec partout en Afrique des mouvements réclamant l'indépendance. L'envoi des troupes, leur entretien et plus tard le recrutement des miliciens accroissaient les difficultés économiques que connaissait le pays.

A l'époque où nous y étions il y avait pénurie. Des produits manquaient sur le marché, il était difficile de trouver du lait, du savon, la morue était rare... Et je faisais la queue devant la leitaria quand j'apprenais que le produit était apparu dans telle ou telle boutique. Surtout le lait car Joëlle n'avait alors que quelques mois et réclamait son biberon. Les gens se plaignaient à mots couverts. Les jeunes partaient soldats en Angola, en Guinée, beaucoup ne revenaient pas. Le départ des bateaux du port de Lisbonne pour l'outremer donnaient lieu à des manifestation de colère, de désespoir. Un certain nombre de jeunes désertaient, passaient en France ; nous en avons connu à l'Université de Rennes.

Des livres étaient sortis qui tentait de faire la lumière sur ce qui se passait. En 1972, Mário Soares avait publié le Portugal Bâillonné chez Calmann-Levy, ouvrage interdit bien entendu au Portugal mais qui passait la frontière en fraude. N'est-ce pas MF? L'inquiétude gagnait à l'intérieur du pays lui-même quant à l'avenir du Portugal et de ses colonies ; on s'interrogeait sur la politique suivie et même au plus haut niveau du commandement le doute s'instaurait. D'autant qu'à la fin de 1973, l'Assemblée Nationale Populaire du PAIGC proclame la République de Guinée Bissau qui est reconnue comme état souverain par l'ONU en octobre.

Des chansons.

Avant même qu'on n'entende la chanson «Grândola vila morena», les chanteurs avaient participé à cette volonté de faire savoir ce qui se passait, d'informer et de pousser à la prise de conscience. Je rappellerai les noms de Zeca Afonso, auteur de la chanson de la révolution mais aussi Luís Cília que nous avons eu l'occasion d'entendre à Rennes lorsque l'université avait fêter le cinquantième anniversaire de la création de l'enseignement duPortugais en Bretagne. Il y avait eu un moment de vive émotion quand le chanteur après avoir chanté Camoens ou entonné des chants populaires avait choisi un texte beaucoup plus chargé politiquement puisqu'il mettait en scène une partie de football entre des militaires: ce qui leur servait de ballon était la tête d'un noir. Toute la délégation portugaise s'était levée prête à partir mais sur un geste du responsable de la délégation tout le monde s'était rassis et avait écouté jusqu'au bout. Mais il y avait d'autres auteurs, d'autres chanteurs dont les textes étaient dérangeant comme ce «o soldado que foi para a guerra».

Avant le 25 avril

En février 1974, le Général Spínola qui avait été nommé vice-chef de l'Etat-Major Général des Forces Armées un mois auparavant, publie Portugal e o Futuro, un livre qui met en cause la politique suivie dans la guerre coloniale notamment en Guinée. Nous achetons aussitôt le livre qui suscite des réactions non seulement chez un certain nombre de militaires mais chez les hommes politiques également. Il passe de mains en mains. Deux camps s'affrontent ceux qui défendent la politique menée et ceux qui se déclarent contre la guerre coloniale qui ne mène à aucun avenir. L'ouvrage est traduit en français dans la foulée et l'édition portugaise, vite épuisée, connaît une seconde édition. Le Portugal bouge, le calme de façade se craquèle. On entend parler de mouvements de protestation, les étudiants s'agitent et s'élèvent contre la guerre coloniale. Les généraux Costa Gomes et António Spínola démissionnent en mars. L'atmosphère s'alourdit et nous commençons vraiment à le ressentir sans toutefois imaginer ce qui va suivre.

Une première tentative de coup d'état avait eu lieu en mars 1974 avec la révolte du Régiment de Caldas da Rainha. Les militaires qui descendaient sur Lisbonne avec leur chars avaient été rapidement interceptés cependant et forcés à reculer: retour à la caserne. Pour les dirigeants ce coup de fièvre ne devait pas avoir de suite, ils en avaient connu d'autres et tout allait logiquement rentrer dans l'ordre. Peu de gens dans l'opinion l'avait su, seules les autorités militaires, du moins celles qui voulait changer les choses, y avait vu un coup de semonce à ne pas négliger. Le gouvernement n'avait pas bougé. Et pourtant...

Le 25 avril

A 5 heures du matin, notre voisin du dessus nous appelle au téléphone. «Un coup de force est entrain de se produire, on ne sait pas de quel côté, il ne faut pas envoyer les enfants à l'école et il faut écouter la radio». On allume alors le poste et on entend ce qui sera l'hymne et le symbole de la révolution Grândola vila morena. La chanson passe en boucle entrecoupée de communiqués qui ne nous apprennent rien au début. Il est conseillé à la population d'écouter la radio et de ne pas sortir de chez elle. Nous écoutons donc la radio jusqu'au milieu de la matinée et regardons à la fenêtre les véhicules de la GNR qui remontent la rue vers le centre ville. Peu à peu les objectifs de ce coup de force deviennent plus clairs. L'opposition au régime est entrain de gagner. Alors, vers midi nous décidons de sortir et d'aller voir ce qui se passe.

Nous descendons en 2 CV vers le centre ville. Il y a de plus en plus de monde dans les rues, la place du Rossio est pleine; les chars se sont agglomérés sur le Terreiro do Paço on se fraie difficilement un passage. La population montre un grand enthousiasme persuadée que c'est la fin du régime salazariste. Tous les regards sont tournés vers le Carmo; la silhouette du couvent domine la place, mais au Carmo se trouve surtout la caserne de la GNR où se trouve pour des motifs que j'ignore, Marcello Caetano. Les camions des capitaines se sont dirigés vers ce point névralgique, qui sera encerclé rapidement par les militaires. Bientôt certains disent qu'ils ont vu des silhouettes s'enfuyant par les toits. La foule se dirige alors vers le siège de la PIDE. Les bureaux de la police politique sont saccagés.

Des œillets sont apparus, je ne sais pas trop comment ni quand. Ils sont distribués à la foule. On entend quelques coups de feu mais qui apparemment n'eurent pas de conséquences. Dans les rues, c'est la liesse. La foule déambule, inorganisée, spontanée, heureuse. elle se dirige vers le Terreiro do Paço ou vers le Carmo sans violence, sans bousculade, c'est une atmosphère de fête. Elle appuie les militaires en révolte.

Mais nous sommes obligés de quitter les lieux pour rejoindre notre appartement et nourrir les enfants. Nous branchons à nouveau le poste de radio. Et suivons les événements à travers les communiqués jusqu'à la reddition du Président du Conseil. On apprend que Marcello Caetano et Américo Tomás se sont rendus et qu'une voiture militaire les a évacués de la caserne du Carmo sans violence. Puis on entend et voit à la télévision qui a repris ses émissions que les cachots de la prison de Caxias sont ouverts, que la foule s'agglutine devant la prison et que les prisonniers sortent. Les caméras montrent les cellules que la mer envahissait au moment des marées. Et les familles qui sont venues chercher leurs proches emprisonnés le plus souvent pour leur opposition au régime. Embrassades. Beaucoup d'émotion. De larmes.

Le lendemain les rues d'ordinaire si calmes sont très animées, des groupes discutent racontent leur expérience, leurs envies, leurs doutes, disent leur rancune contre la PIDE, certains de leurs amis, de leurs proches en ont été victimes. Le matin en allant à la pharmacie qui se trouve au pied de notre immeuble, le jeune préparateur en pharmacie qui me connaît m'interroge : «Madame, vous êtes française ? Vous pouvez m'expliquer ce que c'est que la démocratie ?». Et me voilà expliquant à ce jeune et aux quelques clients ce que me semble être la démocratie.

A même les trottoirs on voit fleurir les étalages de livres et de revues, livres interdits (il y en eut beaucoup), livres fora do mercado, revues plus ou moins osées, ouvrages sur la sexualité... Tout ce qu'on n'avait pas pu lire pendant ces années de régime autoritaire. Les journaux étrangers réapparaissent dans les Kiosques et titrent sur la Révolution des œillets. C'est la stupeur, personne ne s'attendait à ce que le régime tombe avec une telle facilité. Même les opposants au régime sont sous le choc. Les exilés, Mário Soares, tête de file du parti socialiste et Álvaro Cunhal le communiste, ne l'avaient semble-il pas imaginé. A l'époque, Mário Soares structurait le parti en France où il enseignait à l'université de Vincennes après avoir passé deux années à Rennes comme maître assistant pour lui permettre de ne pas être extradé. Nous l'avions aidé quelques mois auparavant à ouvrir une librairie à Paris, dans le Quartier Latin qui distribuerait des ouvrages portugais et des informations politiques. Et rien alors ne laissait présager ce bouleversement.

C'est le 27 avril qu'il arrive à la gare de Santa Apolonia accompagné de sa femme. Une foule en délire vient l'accueillir à sa descente du train, des manifestations d'enthousiasme identique avaient eu lieu dans d'autres gares sur le trajet où l'on attendait l'exilé avec des fleurs et des vivas. Si je ne me trompe pas, Alvaro Cunhal arrivera le lendemain et connaîtra les mêmes manifestations populaires. Mais c'est sans doute le 1er mai que le Portugal fêtera le plus joyeusement et le plus sérieusement à la fois, le retour à la démocratie.

Le 1er Mai

Nous n'avons pas voulu passer cette journée très symbolique à Lisbonne où devait se tenir différentes réunions publiques, on y attendait des orateurs importants dont les deux chefs de file des partis d'opposition; nous avons préféré aller nous rendre compte de se qui se passait dans le Portugal profond; dans les campagnes. On retrouvait la même joie dans les petites villes traversées, tapis brodés ou châles colorés pendaient aux fenêtres, c'était le même sentiment de soulagement, de liberté aussi. On se préparait pour aller entendre les discours. Il y avait de l'émotion et de l'attente chez les gens rencontrés. Une anecdote pourtant qui montre la différence qu'il y avait dans les campagnes face à ce changement de situation. La télévision portugaise avait programmé d'aller interroger les gens sur leur ressenti, comment ils avaient vécu le 25 avril. Le journaliste arrive près d'un couple de paysans qui travaillaient dans leur champs et leur pose la question: «Pour vous qu'a représenté le 25 avril?». La dame se tourne vers sont mari et l'interpelle: «oh! Manuel, le 25 avril, c'est pas le jour où on a tué le cochon ?» Stupéfaction du journaliste qui s'attendait à tout sauf à cette indifférence devant le bouleversement politique qu'apportait le Mouvement des Capitaines.

Dans les jours qui suivirent, les réunions, discussions, concertations se succédaient pour tracer l'avenir du nouveau Portugal. On se lançait dans l'aventure avec passion. Je ne parlerais pas de la mise en place des nouvelles structures qui allaient diriger le pays, mes souvenirs ne sont pas assez précis pour retracer cette période. mais j'ai quelques souvenirs éparses de cette époque passionnante. Évora, la ville blanche, éblouissante sous le soleil était devenue la ville rouge tant ses murs étaient couverts d'affiches annonçant les prochaines réunions politique,les meeting, les programmes... On ne voyait plus un mur, tout avait été recouvert de tracts et d'affiches du parti communiste. Ailleurs, les murs se sont couverts de fresques.

A notre retour en France en juillet, comme nous interrogions un ouvrier portugais ami sur ce qu'il pensait et espérait après le 25 avril, sa réponse nous a fait méditer: «La liberté, la démocratie, des mots, ce n'est pas ça qui nous donnera à manger!»

L'ACP Alma Lusa remercie chaleureusement Madame Françoise MASSA.