Wolfram : compte-rendu in extenso de la conférence (25/09/2015)

L'aventure du wolfram au Portugal
dans les années 40

par Françoise MASSA



C'est en cherchant à circonscrire mon sujet de thèse que j'ai pris connaissance de ce phénomène, cette ruée sur le wolfram, en découvrant que plusieurs auteurs que je lisais avaient pris ce minerai pour thème de leur roman. Des auteurs confirmés comme Aquilino Ribeiro, Torga, Fernando Namora...mais aussi, plus tard, José Marmelo e Silva, Lília da Fonseca et Vergílio Ferreira, par exemple, avaient construit l'intrigue de leur roman ou de leur conte autour de la recherche enfiévrée du wolfram. Ce fut une véritable ruée vers l'or qui bouleversa le Portugal pendant toute la durée de la guerre et qui n'est pas vraiment connue aujourd'hui.

Notre propos est donc de faire revivre - dans les limites du temps imparti - cette période de l'histoire du Portugal. Je me propose simplement d'évoquer ces moments de tension, d'effervescence et d'espoir qui ont secoué la moitié nord du Portugal lors du second conflit mondial quand une grande partie de la population, des villes comme des campagnes, s'est jetée à corps perdu dans la recherche et l'exploitation de ce minerai devenu « l'or noir » indispensable aux usines de guerre. L'ambassadeur allemand en Espagne disait à l'époque « le wolfram est pour nous pratiquement ce qu'est le sang pour l'homme » .

Mais qu'est-ce que le wolfram, volfrâmio, volfro, comme on l'appelait alors au Portugal ? Un minerai noir, très dense qui permet la fabrication d'aciers très dur, d'acier spéciaux résistant à la chaleur, à l'usure, et qui (et encore aujourd'hui) permettait alors de fabriquer, entre autres, des pièces destinées aux aéroplanes comme on disait à l'époque, des blindages et des obus pour percer ces blindages etc... Appelé aussi tungstène - ce terme vous sera sans doute plus familier compte tenu des applications qui en sont faites dans les objets de la vie quotidienne de nos jours - on le trouve dans les filaments d'ampoule, dans les sécateurs et autres objets coupants, dans les ordinateurs... Le Portugal en avait alors en abondance dans ses terres de schiste et de granite où il s'est formé. Ce pays était le cinquième producteur mondial dans les années 40, après la Chine (mais celle-ci fut hors de course, comme la Malaisie quand la Russie bloqua les accès à l'est) les Etats Unis d'Amérique et quelques pays d'Amérique latine dont les mines étaient exploitées difficilement.

Le minerai est connu depuis longtemps, même si ces applications ne sont apparues qu'au XIX.e siècle. Le Portugal exploitait déjà quelques mines de wolfram et d'étain dans les années 1850/1890. Avec la première guerre mondiale, l'exploitation reprit et progressa. On découvrit de nouvelles mines, très souvent par hasard. On cherchait de l'or, on tombait sur de l'étain, jaune et brillant lui aussi, mais qui se présentait associé à un autre minerai : le wolfram. C'est d'ailleurs de cette association qu'est venu le nom allemand de wolfram : wolf , le loup et rahm, la crème. En effet quand on dissociait les deux minerais il se formait une mousse qui mangeait l'étain, d'où l'image du loup et de la crème. Le nom de pierre lourde (tung-sten) tungstène qui le désigne également, lui a été donné par un chimiste suédois en 1758.

Comme je l'ai dit, le Portugal était incroyablement riche de ce minerai très convoité par tous les belligérants car devenu indispensable pour les armements dans ces temps de conflit. Toutes les provinces au nord du Tage et surtout les Beiras et le Trás-os-Montes disposaient de filons importants d'où cette ruée à la recherche du précieux métal . 





Le Portugal connaît un véritable exode rural. Toute la population est concernée ; hommes, femmes, enfants participent à cette recherche et bientôt les cols blancs s'y mettront à leur tour. Mais ces derniers s'investiront davantage dans le traitement du minerai en devenant propriétaires d'usines de traitement.
Cette folie fut telle que, pour suivre un filon, on arriva aux pires extrémités : jusqu'à détruire une église par exemple pour continuer de creuser la galerie d'une mine. Les wolframistes envahissaient les terrains privés. Pour autant les propriétaires n'étaient pas indemnisés pour les saccages causés. Les déblais des mines rendaient les terrains adjacents stériles...Or l'agriculture était la ressource la plus importante du Portugal.

Pour mieux comprendre ce qui se passait alors il faut avoir en mémoire l'état où se trouvait le pays à l'époque. Même si Salazar avait redressé les finances, le pays n'était par pour autant sorti de la pauvreté. L'agriculture restait archaïque, l'industrie inexistante (elle ne représentait que le 5ème des revenus de l'agriculture en 1940). Les terres au nord était morcelées (en moyenne 5 hectares par agriculteurs, ce qui ne permettait pas de vivre décemment ). Au Sud, de grandes propriétés aux mains de propriétaires terriens peu soucieux des rendements : ni machines agricoles, ni engrais, une main d'œuvre nombreuse mal payée, pas formée. 90 % étaient illettrés. Le chômage atteignait des chiffes importants que Salazar essayait d'enrayer en encourageant de gros travaux (ponts, routes, restauration de bâtiments officiels, de châteaux...) . Quand le wolfram fait son apparition, de grands pans de la population y voient un moyen de vivre mieux et pour certains de faire fortune . Le Consulat de France à Porto en 1941 estime à 80% la population du nord du Portugal qui se consacre au ramassage et au commerce du wolfram, sans compter les gens du sud.

Pourquoi cette frénésie qui a contaminé toute la population ?
Il faut dans cette recherche du minerai distinguer deux moments. Celle où la recherche du minerai était une aventure individuelle (pour l'exploitation du minerai comme pour sa commercialisation). C'est la période qui a le plus intéressé Aquilino Ribeiro pour les rebondissements et les avatars que comportait cette recherche, c'est à dire dès le début de la déclaration de guerre et même un peu avant (beaucoup l'avaient senti venir). A ce moment là, la prospection et l'exploitation du wolfram était libre, l'extraction facile. Dans les premières semaines le minerai affleurait. On le ramassait dans les champs. Il suffisait de repérer un caillou noir, lourd, brillant. Même les enfants après l'école le ramassaient - surtout après la pluie car il brillait davantage – et avec leur gains allaient s'offrir des friandises. Les instances officielles étaient discrètes et la population locale qui découvrait ce minerai dans leur champs, se prenait à rêver de trésor, de fortune rapidement faite.

Mais bientôt ramasser ne fut plus suffisant, il fallut creuser. Quand un homme découvrait un début de filon, il faisait des travaux d'excavation avec sa famille, ses amis, des voisins (pas toujours d'ailleurs en bonne intelligence ; les journaux sont plein de faits divers à l'époque relatant des bagarres, des coups de fusils, ou de couteau, même des meurtres). Il y avait aussi les victimes d'accidents : On creusait des puits sur 3, 4, 5 mètres, sans étayer ; le puits s'effondrait et le mineur occasionnel mourait sous l'amas de terre qui s'abattait sur lui. Ce thème reviendra sous la plume des écrivains comme Aquilino Ribeiro ou Manuel Bernardes Pereira par exemple. Il n'était pas question d'utiliser de machine, une pioche et une pelle suffisaient comme le montrent des dessins de l'époque.


 
 La burra (avec son système de contre poids) servait à remonter la terre ou le minerai. 



On imagine facilement les accidents qui se produisirent compte tenu du manque complet de formation de ces mineurs d'occasion.

Le prospecteur le plus souvent n'était pas propriétaire d'une concession. Il disposait d'une simple autorisation qui lui permettait de prospecter, autrement dit de voir si l'endroit retenu renfermait bien du wolfram, mais il n'avait pas le droit d'exploiter car il lui fallait obtenir le droit de concession et ce n'était pas toujours simple. Il fallait en effet délimiter l'espace, connaître les propriétaires des terrains, faire des démarches auprès de la mairie et surtout ne pas attirer l'attention avant d'avoir le permis d'exploiter dans la poche car d'autres étaient à l'affut. Et on se battait souvent pour l'obtenir. C'était à celui qui arriverait le premier à la mairie pour faire reconnaître ses droits sur le bout de terre où il avait découvert du wolfram. Dans son roman « Volfrâmio » Aquilino Ribeiro nous fait vivre une scène comique où un Anglais, venu dans une vieille guimbarde appartenant à un des paysans, et un Allemand - en BMW - font la course pour arriver les premiers ; mais c'était sans compter avec le paysan madré, propriétaire des lieux, qui, apprenant cette aubaine, va abattre un arbre et couper la route à ses concurrents. Les deux prétendants n'arriveront que pour le voir sortir goguenard de la mairie avec son sésame : le registo.

Pendant cette période qui va durer un peu moins de deux ans, les pages des journaux vont se couvrir de faits divers qui permettent de vivre au plus près l'aventure du wolfram : publications de concessions ; interventions de la GNR ; faits divers. Un exemple   un jeune homme a repéré dans les trains bâchés stationnés à la gare, des sacs de wolfram partant vraisemblablement vers l'Espagne. (Le rôle qu'a joué l'Espagne dans la fourniture de wolfram aux Nazis en lui faisant passer la frontière en contrebande pourrait faire l'objet d'un autre développement). Le jeune homme, donc, va subrepticement dérober un sac, le charger sur ses épaules et le ramener chez lui, persuadé d'avoir fait une bonne affaire. Las ! Le sac est percé, très peu, mais suffisamment pour que la police se présente chez le voleur en suivant la trace laissée au sol par la poudre de wolfram. D'autres fois c'est un convoi funéraire qui attire l'attention et pour cause ! La GNR arrête le cortège funèbre et constate que le cercueil est rempli de wolfram. Quand on transportait du wolfram en contrebande on le faisait avec d'infinies précautions. Dans la file formée par ceux qui transportaient le wolfram de contrebande, on laissait un grand espace entre chaque contrebandier ce qui permettait de prévenir les suivants au cas où... Il fallait éviter la GNR qui a l'époque n'était pas tendre et avait le coup de fusil facile. Ses difficultés aiguisaient l'imagination des wolframistes. Les trucs et les astuces seront innombrables et le système D qui ne connaîtra pas de limite.

On vend, on échange de tout contre du wolfram et les petites annonces fleurissent dans la presse pour acheter des tonnes de minerai, des guias de trânsito qui autorisaient le transport du minerai... ou proposer les services de sa trieuse ou de son usine de traitement. Les journaux témoignent de cette sorte de folie qui s'empara du Portugal dans les années de guerre.
Les excès des wolframistes excitent la verve des journalistes et des humoristes. Dans la presse satirique, les blagueurs s'en donnent à cœur joie. On rit de ces travers, de cette avidité. Un exemple entre beaucoup d'autres : « troca-se uma espôsa ainda em bom estado por meio quilo de volframite, na separadora. Dá-se a sogra em troca das guias ». (Echangerais une épouse encore en bon état contre un demi kilo de wolframite et je donne la belle-mère en prime contre les cartes de transport). On y trouve aussi des dessins humoristiques, qui se moquent de cet engouement excessif pour le wolfram . 



Malgré les nombreux manuels qui ont été publiés à l'époque pour former les wolframistes amateurs, beaucoup se laissent duper … ou apprennent à duper les autres. On trouve des moyens pour transformer un caillou en wolfram que l'on vend un bon prix. Au début les moyens employés pour duper l'acheteur qui sillonne la campagne sont à la portée de tous : on frit le caillou dans la poële, on mélange la poudre de minerai avec du sable...D'autres fois ce n'est pas de la wolframite que l'on trouve mais de la scheelite, le deuxième minerai de wolfram. Blanc, transparent son apparence trompe les non avertis qui pensent qu'il s'agit de quartz. L'acheteur emporte la scheelite en plus du wolfram en faisant croire au vendeur qu'il le débarrasse de cailloux sans valeur. Les tromperies, les roueries sont infinies, dans le camp des acheteurs comme dans celui des vendeurs .

Certains se sont enrichis à ce commerce. Le Diário de Notícias évoque à plusieurs reprises « os fabulosos lucros dos exploradores.  Il en reste pour preuve quelques maisons bien bâties, des immeubles à Lisbonne (c'est un autre développement ). Pour d'autres la richesse fut éphémère et on y laissa souvent sa santé. Les femmes interrogées en 1980 dans la région de Viseu se plaignaient de douleurs et de rhumatismes contractés lorsqu'elle ramassaient le wolfram et le lavait dans le cours des rivières ou dans les laveries des usines (et il n'y avait pas de sécurité sociale). Mais c'est là aussi un autre développement.

On faisait des dépenses qui semblent bizarres aujourd'hui. Ainsi on remplace le vin, la boisson habituelle, par de la bière qu'on adoucit avec du sucre car le breuvage est amer mais c'est plus chic. Pour la même raison on ne mange plus de pain mais du pão de ló (une sorte de gâteau de savoie). Les billets n'avaient plus de valeur. Comme il en fallait trop pour régler ses achats. On venait alors dans les magasins avec des tas de billets que l'on pesait...C'était plus rapide que de les compter ! Et bien d'autres choses encore étonnent aujourd'hui. On achète des manteaux de fourrure, des revolvers, une voiture que l'on tirait avec des bœufs, faute d'essence ou de permis....et toutes les manifestations ostentatoires des nouveaux riches que permet un afflux d'argent inespéré dans une population qui n'avait jamais connu la richesse ou au moins l'aisance.

J'ai évoqué le ramassage individuel, mais très vite il fallut passer à la vitesse supérieure et creuser des galeries profondes qui nécessitaient de gros moyens techniques et financiers, des ingénieu rs, des géologues.... Alors sont apparues les sociétés minières, détenues le plus souvent par des capitaux étrangers et dont les moyens d'extraction et les quantités extraites étaient tout autres. La plus ancienne était la mine de Panasqueira dans le région de Fundão. Découverte par deux Portugais en 1886, elle est racheté en 1911 par des Anglais. C'est de loin la plus importante ; elle continue ses activités encore aujourd'hui. Il s'agissait en 1940 d'un vrai complexe minier avec les bâtiments destinées au traitement du minerai, tapis roulants, trieuses, tables oscillatoires, broyeuses.... mais aussi bâtiments administratifs, école, infirmerie...Les autres sociétés ne disposaient pas des mêmes moyens. Pourtant certaines ont fait des efforts pour améliorer la vie des mineurs notamment à Borralha (mine dans laquelle je suis descendue ; j'étais la deuxième femme à le faire après qu'une ingénieure y soit passée quelques semaines auparavant) - la mine avait des capitaux français mais la guerre bouleversa les choses et le minerai revint aux Allemands. Ils avaient eux aussi des concessions d'où ils extrayaient le wolfram mais en moins grandes quantités.(mine de Rio de Frades, Arouca ; mine de Chãs, S. Pedro do Sul ; Vale das Gatas - 2000 hommes y travaillaient dans les années 40 - elle sert de décor au roman de Fernando. Namora « Minas de S.Francisco »), Sabrosa (Le principal administrateur du couto mineiro était au service de Krupp); mines das Sombras, Ourense ; mine de Casaio, dite mine des Allemands. Les Belges avaient aussi des mines mais de bien moindre importance. Or le Wolfram produit par ces mines revenait au pays propriétaire de la ou des concessions, il y avait donc un fort déséquilibre entre les Alliés et les Nazis (2232 tonnes revenaient les Anglais grâce à leur mine de Panasqueira contre 995 pour les Allemands en 1942). La disproportion mettait le Portugal, pays neutre, dans une très difficile position.Nous en parlerons brièvement. Les Portugais étaient aussi propriétaires de mines et vendaient au plus offrant.

Cette première quête enfiévrée devait avoir une fin. En février 1942 , l'Etat voyant qu'il ne tirait pas un réel profit de ce commerce alors qu'il subissait des pressions de plus en plus fortes des belligérants toujours plus avides de se procurer du wolfram, décrète que le wolfram sera désormais monopole d'Etat. Toute la production devra désormais passer par les services de la Comissão Reguladora de Metais et être contrôlée par elle.

A partir de cette date, le paysage va changer. En effet les mines à capitaux étrangers continuent de gérer leur production. Les Anglais qui bénéficient de mines importantes vont continuer à exporter 2/3 du minerai et les Allemands, moins bien pourvus, 1/3. Mais les mines portugaises auparavant libres de leur politique de vente n'ont plus cette liberté. Elles ne pourront plus vendre au plus offrant ni exploiter de filon sans que la Comissão soit informée et que la vente du minerai passe par elle. Pour compenser cette différence entre Alliés et Nazis tous les moyens vont être bons et la « germanisation » du wolfram extrait d'autres mines va s’accélérer. Il était fréquent en effet que l'un ou l'autre des camps transfère le wolfram produit ailleurs et notamment dans les mines propriétés de Portugais, dans leurs propres concessions et à ce jeu d'« absorption » les allemands semblent avoir été les plus forts.

Les ramasseurs occasionnels vont trouver d'autres débouchés et la contrebande user de tous les moyens et Dieu sait si l'imagination a été féconde dans ces moments troublés. Les mineurs en premier vont essayer de tirer profit de cette manne en cachant de la poudre de wolfram dans le manche de leur bêche creusé à cet effet, dans leur pipe, dans les talons de leurs chaussures ; les femmes en cachent dans l'ourlet de leur jupe, dans leur chignon, elles graisse leurs cheveux pour que la poudre s'y accroche. Il n'y a pas de petits profits.

Un autre phénomène qui avait débuté beaucoup plus tôt va s'amplifie r : le ramassage au kilo. Le nombre d'hommes, de femmes, d'enfants, qui ont délaissé l'agriculture et les salaires de misère pour aller ramasser sur les terres des concessions le wolfram qu'ils peuvent grappiller à ciel ouvert va considérablement augmenter. Ces apanhistas comme on va les nommer - mot former sur apanhar ramasser – officiaient déjà dans la première période mais ils vont venir en masse gonfler les effectifs des mines. Ils apportent le produit de leur ramassage aux responsables qui les rétribuent ou le leur achètent. Un aperçu des salaires avant et après le wolfram explique cet engouement malgré la dureté du travail. Avant guerre un ouvrier agricole perçoit 3 à 4 escudos par jour (quand il travaille) pour une journée de travail de sol a sol autrement dit 12 heures; après 1942, les mineurs de fonds touchent en moyenne 22 escudos, ceux à ciel ouvert 13 escudos et les femmes 6 mais elles ne doivent pas descendre dans la mine : ça porte malheur. Quant au prix du kilo de wolfram, il passe de 8 ou 10 escudos avant guerre, à 320 escudos si l'on en croit le Consul de France à Porto dans une lettre d'octobre 1941 ; il atteindra même 600 escudos dans les périodes de forte demande. La campagne va donc se dépeupler, les terres être abandonnées au profit des mines. Et c'est un nouveau prolétariat qui voit le jour. L'ouvrier agricole va se retrouver dans les galeries sans soleil, exposé aux dangers inhérents à la mine et bientôt pour un salaire de misère car les meilleurs jours sont passés, la vie a augmenté et les salaires n'ont pas suivi. C'est l'aspect social, la formation d'un prolétariat industriel qui retiendra l'attention d'écrivains comme Miguel Torga. Fernando Namora, Manuel do Nascimento, Soeiro Pereira Gomes. Ces derniers vont suivre la voie du néoréalisme ouverte par les Américains dos Passos ou Steinbeck mais aussi les russes Fédor Gladkor ou Nicolas Ostrovski... Des idées nouvelles entrent au Portugal.

C'est un moment périlleux pour le pays. Salazar va devoir gérer la situation qui menace sa neutralité ; mais le Portugal à des atouts dont le chef du gouvernement va savoir se servir pour ne pas céder aux pressions : d'abord les minerais : wolfram, étain, cuivre, plomb … trouvés sur son sol et dont il peut disposer à sa guise, il souffle le chaud et le froid quand il s'agit de satisfaire les demandes; et d'autres produits comme la résine, les sardines (le Portugal fournit le poisson et l'acheteur les boites). Ensuite ses territoires d'outremer qui sont eux-mêmes fournisseurs de produits et de denrées mais surtout dont la position stratégique est très convoitée. C'est un autre moyen d'échapper aux pressions ; ils font partie des négociations entre Etats ; c'est donnant donnant: l'Afrique est convoité par l'Allemagne ainsi que par l'Afrique du sud et la Rhodésie. Le Cap-Vert, les Açores, attirent aussi les convoitises. (Timor, trop loin, n'a pas pu repousser les Japonais qui s'y sont installés) Ce sont des territoires à défendre mais aussi des moyens de pression dans le chantage qui s'exerce alors car les deux camps souhaiteraient y disposer de bases. La base de Lajes, dans l'île de Terceira aux Açores fut créée en 1941 durant la Seconde Guerre mondiale. L'archipel étaient sous la menace d'une invasion par les Alliés ou l'Allemagne nazie. Pour empêcher toute tentative d'occupation le gouvernement portugais y envoya des troupes et créa des bases dotées d'une aviation militaire. Quand le Portugal a concédé la base de Lajes aux Alliés, les Allemands ont très mal réagi. Salazar doit donc jouer serré.

Quand, en 1943, les EU exigent un embargo sur le wolfram pour tenter d'arrêter le conflit, le Portugal refuse, arguant du fait que le wolfram des mines allemandes appartient aux allemands et que ceux-ci vendent des armes aux Portugal, armes que l'Angleterre, leur allié séculaire, devait leur fournir mais il n'a pas tenu ses promesses ni respecter l'accord signé ; de plus, autre argument fourni, cette mesure mettrait au chômage 80.000 personnes.

On imagine les conséquences qu'eut cette ruée vers l'or qu'était le wolfram à l'époque sur l'économie, sur la société bouleversée par cet afflux d'argent qui entraîne des changements dans les mœurs, fait naître des gouts de luxe (c'est un des thèmes retenus par le théâtre de revue). Le Portugal va connaître tous les excès des nouveaux riches. Puis viendra la misère, le désespoir quand les mines fermeront et que certaines régions se trouveront dans une situation pire qu'avant la guerre. l'agriculture ne trouve plus de bras ni pour cultiver ni pour récolter ; la pénurie s'installe. Le chômage explose ; le coût de la vie augmente et les denrées alimentaires se vendent à des prix exorbitants. Les bénéfices engrangés dans un premier temps disparaissent. Certains connaîtront la faim d'autant que le pain qui aurait nourri les Portugais passe la frontière. On fait la queue devant les boutiques d'alimentation. Le marché noir fleurit ; les boutiques ont une porte dérobée qui permet aux plus aisés d'aller s'approvisionner. Les journaux se font l'écho de cette situation malgré la censure (autre thème de recherche) . 



Le 5 juin 1944, quelques jours avant le débarquement allié, Salazar décide de mettre l'embargo sur le wolfram. Ce qui restait du rêve s'écroule. Plus de travail. Des terrains saccagés. Des hommes et des femmes usés par le travail dans la mine ou dans les terres qu'ils ont retournées pour y trouver le minerai qui leur permettrait de mieux gagner leur vie. En 1945, le journal français Combat évoque la grande misère qui sévit au Portugal. Dans les mines de Panasqueira en 1946 les salaires ne sont plus que que de 13 escudos et sur 8000 ouvriers seuls 2000 retrouveront du travail. Quand aux propriétaires terriens, ils ont beau jeu de faire la morale. Eux aussi diminuent les salaires. Le tableau dressé par les écrivains à l'époque, et notamment Manuel do Nascimento, est très noir.

L'aventure du wolfram est terminée.

Encore que ! En 2011, à la suite d'un défi lancé par l'Institut Européen des Itinéraires Culturels, une proposition a retenu l'attention : « Routes du wolfram en Europe - Mémoire des Hommes et Patrimoine Industriel ». Le wolfram est le centre de ce projet dont le but déclaré est la « création d'une route européenne basée sur des mines de wolfram permettant de constituer « une offre touristique et novatrice capable de concevoir dans l'espace et le temps la mémoire historique et patrimoniale des pays européens » . La redécouverte du wolfram permettrait selon les auteurs du projet de « rentabiliser les ressources existantes dans les lieux miniers dans un but culturel et touristique afin de permettre le développement local et la création d'emplois ; « la revitalisation locale et régionale par la création d'infrastructures indispensables... » Le rêve va-t-il reprendre vie ?

A suivre....